Je deviens Schizophrène !
Petite anecdote qui en a fait sourire certains et certaines, peut-être que vous aussi… parfois, il m’arrive de vouloir faire un break. C’est là, que ça fait sourire… mercredi dernier, donc, entre deux cours, je me suis retrouvé sur les marches métalliques de l’escalier de secours de la salle d’armes… le soleil se couchait, mais donnait encore. J’avais revêtu ma tenu de corbeau ou mon habit de lumière comme disait le Maître Martin. Assis sur les marches, les jambes allongées sur la largeur et le dos appuyé sur la rambarde, je relisais pour une énième fois le traité du Maître Daniel Popelin : « ESCRIME – Enseignement et entraînement »… En résumé, cet ouvrage aborde l’enseignement et l’entraînement de l’escrime par une approche multi-armes. Il souligne les effets bénéfiques que peuvent apporter les 3 armes entre elles dans l’apprentissage et l’entrainement.
Cependant, quelques unes des lignes de cette sérieuse étude m’ont plongé dans la perplexité… La portion du texte qui nous intéresse intervient dans le chapitre A de la Première Partie : Une stratégie d’enseignement.
En effet le Maître Popelin présente ici un livre très attaché à l’escrime sportive. Ces pages ont été éditées en 2002. Date à laquelle où j’étais fraichement diplômé… donc encore imbibé des paroles des Maîtres du Centre National de Formation pour l’Escrime de Chatenay Malabry… appelé aussi école des Maîtres. Ce livre critique l’enseignement traditionnaliste de l’école française. Et du manque de souplesse de la dite école à s’adapter à l’enseignement de l’escrime sportive.
« - Hein ??? Quoi ? Qu’est ce que tu dis là ? En 2002 on parle de traditionalisme de l’école française inadaptée à l’enseignement de l’escrime sportive ?
- Et oui mon grand, les AMHE(1) peuvent ouvrir d’avantage leur éventail d’étude et non plus s’arrêter à la première guerre mondiale (cf. bulletin des AMHE n°14 )… »
Alors messieurs et mesdames, bouclez vos ceintures et accrochez-vous, voilà ce que dit le Maître Popelin :
[…] Ce sont les travaux des anciens Maîtres qui servent de référence aux enseignants. Or, ils ont presque tous été écrits avant la guerre de 14-18 ; ceux qui sont venus après les ont adaptés, notamment au matériel électrique, mais ils sont destinés à servir de référence à la construction de leçons individuelles et ils s’en tiennent aux principes de leurs prédécesseurs.
Or le XXème siècle a vu, dans tous les domaines, de formidables changements. Dans le domaine de l’escrime, la Grande Guerre marque la fin de la pratique du duel ; le mouvement sportif, organisé depuis 1880, fait naître des enjeux différents. Des problèmes apparaissent, qui touchent à la sécurité et à la matérialisation de la touche. La signalisation électrique, qui apporte une solution, transforme l’activité : il ne s’agit plus maintenant d’acquérir les meilleurs moyens de rester en vie, il s’agit de gagner un jeu, réglementé et codifié.
Un jeu dont les règles établies en 1914, n’entrant en vigueur qu’en 1919 et transforment les objectifs de l’escrime. Molière ne pourrait plus faire dire au Maître d’Armes du Bourgeois Gentilhomme : « Tout le secret des armes ne consiste qu’en deux choses : à donner et à ne point recevoir ». Puisqu’aujourd’hui, à l’épée, il s’agit de toucher le premier, mais peu importe d’être touché ensuite ; au fleuret, il faut respecter les conventions : les touches portées en surface non valables ne sont pas comptées, la phrase d’armes doit être suivie… On ne se préoccupait pas de cela à l’époque où l’escrime était presque synonyme de duel. […] Au XVII° siècle, il fallait toucher sans être touché pour être un bon escrimeur et les conventions n’étaient que de bonnes manières en usage dans les Académies.
Avant l’escrime sportive, c’était le réalisme qui prévalait. Ainsi le maître Lafaugère, excellent duelliste et fort tireur au fleuret, affirmait que rien oblige l’attaqué à rendre la parade, l’essentiel étant de se garantir.
Quand l’escrime devint une discipline sportive, le réalisme disparut : on observe un phénomène apparu dans tous les sports, que G. Vigarello(2) appelle la « déréalisation », c'est-à-dire le passage de l’environnement habituel à un environnement « artificiel » : l’arme de combat laisse bientôt la place à l’arme électrique. Il s’agit d’une transformation du combat, mais suffisamment instrumenté pour supprimer toute « rencontre », la « bataille », bien sûr, mais dans son dispositif formel et moins dans ses dangers (G. Vigarello – Techniques d’hier et d’aujourd’hui. Ed. Revue EPS/ R. Laffont – 1988). Cette « déréalisation » a entraîné une modification de la technique, mais surtout du comportement sur le terrain. Quand l’enjeu n’est plus vital, la faute technique a moins d’importance, la prise de risque est plus grande.
Au lieu de continuer à dispenser aux sportifs le même enseignement qu’ils réservaient aux duellistes, les Maîtres d’Armes auraient dû le faire évoluer ; il n’en fut rien, à quelques exceptions et détails près. […]
Voici un constat qui glace le sang ! Et soyons honnête, malgré la publication de son livre la répercussion pédagogique du contenu des cours d’escrime sportive chez les Maîtres d’Armes n’a pas vraiment changé… Pour ma part je dis tant mieux. C’était en 2002 et nous sommes en 2014.
Si l’on considère que les AMHE étudient une période martiale allant de l’Antiquité à la Première guerre mondiale et que l’escrime moderne prend son essor au XIX° et je suis gentil quand je la situe au XIX°. Il y a un empiètement théorique de l’un ou de l’autre interagissant forcément sur l’encadrement actuel des disciplines. Je reste éminemment logique et je me dis alors que certains instructeurs en AMHE étudiant l’escrime du XIX° et début XX° vont pouvoir encadrer un cours d’escrime.
Je me pose alors la question de savoir où nous autres Maîtres d’Armes nous nous situons vraiment ? Puisque d’un côté certains débattent sur le fait que nous ne pouvons pas encadrer les AMHE parce que ça n’a rien à voir, ou du moins que nous ne pouvons pas nous prévaloir du titre de Maître d’Armes dans ce milieu… et que de l’autre, les professeurs et spécialistes sportifs nous montrent du doigt en disant que nous n’avons guère évolué depuis le duel. Et qu’il serait temps que nous adaptions au sport ! Sans lancer un autre débat, les arbitres aux fleurets, eux, se sont adaptés mieux que jamais à l’évolution de notre discipline puisqu’ils appliquent une autre règle que la convention…
Alors messieurs et mesdames répondez moi, je vous en prie… Car je commence à développer une schizophrénie sévère ! Qui suis-je vraiment ?
Olivier PATROUIX-GRACIA
Maître d’Armes
Membre de l’Académie d’Armes de France
Membre de la Commission Nationale d'Escrime Artistique, de Spectacle et de Combat Historique
(1)- AMHE : Les Arts Martiaux Historiques Européens correspondent à une démarche entreprise dans les années 1990 tendant à redécouvrir les techniques de combat utilisées au cours de l'histoire européenne.
(2)- Georges Vigarello , né le 16 juin 1941 à Monaco, fut élève à l’école normale supérieur d’EPS de 1960 à 1963, il est diplômé en éducation physique (CAPEPS) en 1963 et agrégé de philosophie en 1969. Il soutint une thèse de doctorat d’État es lettres en 1977 : Le corps redressé, culture et pédagogie et obtint la mention très honorable (Jury : G. Snyders (directeur), Mme Isambert-Jamati, M. Bernard, G. Canguilhem, F. Dagognet, J. Ulmann)
Membre de l’institut universitaire de France et président du conseil scientifique de la Bibliothèque nationale de France, il est connu d’un plus large public à travers la diffusion de ses ouvrages en collection de poche.
Biblographie article :
- ESCRIME – Enseignement et entraînement – Daniel Popelin – Ed. Amphora – 2002
- Bulletin des AMHE n°14 – mars 2014
- Règlement d’Escrime – Ministère de la guerre – M. Imhaus et R. Chapelot – Editions 1908
- La théorie de l’Escrime – A.J.J. Posselier dit Gomard – 1845
- L’escrime et le duel – Camille Prévost – 1891
- ESCRIME AUX TROIS ARMES – Raoul Clery – Ed. Amphora - 1965